dimanche 10 avril 2011

La folie au cinéma



Nous présentons aujourd’hui notre travail sur la folie au cinéma ; il fut délicat à préparer. Le thème est vaste et peut promettre une multitude d’angles d’analyse différents. Enjeux de forme, d’histoire, de réception… Le fait de travailler à quatre, avec des projets variés, n’a pas facilité la tâche.
C’est pourquoi, tout en essayant de conserver une certaine cohérence, notre travail reste une première approche de la folie au cinéma, avec ses trous, ses béances, ses enjeux qui ne demandent qu’à être développés.
Parmi nos différentes lectures, Histoire de la folie à l’âge classique est celle sur laquelle nous nous sommes le plus appuyés. Le livre s’intéresse à l’âge classique, mais Foucault ne reste pas « simple historien » ; il prend une dimension de philosophe par la résonnance de ses propos dans les sociétés ultérieures. Mais c’est surtout la préface de l’édition de 1972 qui permet d’assumer son utilisation pour cet exposé. Ou plutôt la « non-préface » : il y avoue être répugné à l’idée d’écrire une nouvelle préface, par le caractère surplombant et autoritaire que la démarche induirait. Evoquant son livre, il annonce : « ne jamais revendiquer le droit d’en être le maître ». Il faut que le livre se disperse, se répète, dans les nouveaux livres et, nous pourrions ajouter, dans les œuvres filmiques. Là est notre projet. Trouver les répétitions foucaldiennes, mais également celles des autres auteurs (de livres et de films) que nous avons abordés.
Le dictionnaire  Robert  donne 2 entrées à la définition de la folie. Elle y est considérée dans un premier temps, comme « trouble mental, dérèglement, égarement, de l'esprit » puis dans une acception plus générale comme « caractère de ce qui échappe au contrôle de la raison ».
Dès lors, nous nous sommes appropriés cette définition basique (en la confrontant à nos lectures et nos analyses filmiques) pour établir un lien entre le cinéma et la folie. Cela semble aller de soi, tant les représentations de la démence au 7ème art sont abondantes et diverses.
Ainsi, nous avons envisagé ce rapport folie/cinéma à partir d'une problématique générale : Quels sont les potentiels formels, narratifs et sociaux de la folie au cinéma?
On articulera notre réponse en trois parties. Après avoir analysé certains motifs de la folie (le personnage fou, la limite et le lieu d'enfermement), nous verrons en quel sens elle peut être révélatrice d'un malaise social, humain et jouer sur les affects des spectateurs . Nous effectuerons finalement un parallèle entre le rêve, la folie, le devenir... pour en analyser les enjeux cinématographiques.

Si l'on prendra appui sur de nombreux exemples, notre étude s'attardera plus longuement sur deux films The Shining de S. Kubrick (1980) et Le locataire de R. Polanski (1976). L'analyse qu'on proposera de ces longs-métrages ne sera pas complète et exhaustive mais permettra plutôt de mettre en évidence certains points essentiels de notre argumentation.

Préambule, Mise au point sur ces deux films.

Shining est un film tardif de Kubrick (il réalisera ensuite Full metal jacket en 1987 et Eyes Wide shut en 1999). Son œuvre antérieure est déjà traversée par la thématique de la folie (Dr Folamour ou Orange mécanique pour ne citer que les exemples les plus probants). Adaptation du roman de S. King, ce film raconte l'histoire de l'écrivain Jack Torrance (interprété par Nicholson) qui accepte d'être gardien de l'immense hôtel « Overloock » pour la saison morte dans le but d'écrire son prochain roman, malgré l'avertissement du directeur stipulant qu'un ancien gardien a assassiné sa femme et ses deux filles avant de se suicider. S'installant avec son fils et sa femme, il va progressivement sombrer dans la folie jusqu'à vouloir tuer son entourage à la hache.

Le locataire clôt en 1976 la trilogie des « appartements maudits » de Polanski après Répulsion (1966) et Rosemary's baby (1968). Trekolvsky (incarné par Polanski) loue un appartement dont l'occupante précédente, Simone Choule s'est jetée par la fenêtre. Peu à peu, il va croire que les voisins veulent qu'il imite la locataire à laquelle il finit par s'identifier. Il se défenestrera également.

Ma Bibliographie :

-Jordi Vidal - Traité du combat moderne, films et fictions de Stanley Kubrick - Edition Allia (2006)
Chapitre consacré à Shining. Professeur d'université, essayiste...

-Collectif – Mullholand drive- Edition de la transparence (2007)
Chapitre du tragique à l'inquiétant par Yves-jean Harder

Cahiers du cinéma n652 Dossier les années 2000. Article de S. Delorme une décennie lyrique.





  1. Les motifs de la folie

    1. Une folie explicite

La folie au cinéma est associée à la création de personnages types. Le fou au cinéma est un psychopathe: serial killers, cannibales comme Hannibal Lecter, docteurs fous comme Mabuse ou Caligari, la folie se veut meurtrière dans la majorité des films traitant ce thème. Physiquement, le fou se cache derrière un homme à l'aspect ambigu, en « devenir monstre ». Les yeux du Docteur Mabuse sont exorbités, le Joker de The Dark Knight se mutile le visage et la transformation du bon Docteur Jekyll en Mister Hyde relève de la monstruosité.

On peut noter que Foucault évoque aussi la création par la société de personnages, atteints de ce que cette société (de l’âge classique) dénonce comme « homme de déraison ». La déraison serait le champ dans lequel se trouve la folie. Foucault écrit : « Les hommes de déraison sont des types que la société reconnaît et isole : il y a le débauché, le dissipateur, l’homosexuel, le magicien, le suicidé, le libertin. »

Avant 1940, les fous au cinéma sont donc cantonnés aux films d'horreurs et aux films fantastiques. Aujourd'hui encore, les fous sont de véritables sources d’inspiration pour le cinéma, comme on a pu le constater récemment dans des films comme le Zodiac, The Dark Knight ou Shutter Island.

C'est la schizophrénie qui retient principalement l'attention des réalisateurs pour évoquer la folie. De nombreux films la reprennent pour expliquer les pulsions meurtrières de ses personnages (Psychose de Hitchcock ou encore Santa Sangre de Alejandro Jodorrowsky). Les deux films racontent l'histoire d'un homme se prenant pour sa mère et assouvissant des envies de meurtres à travers elle.

Une série de films sur le dédoublement va ainsi être réalisée, notamment autour du roman de Robert Louis Stevenson, L'Étrange Cas du docteur Jekyll et de M. Hyde.
Ces histoires de dédoublement évoquent le conflit interne qui règne au sein même de l'homme, entre son bon et son mauvais côté. Il induit aussi la représentation de l'inconscient et d'une double peur: celle du fou et de la folie. Les films adaptant l'œuvre de Stevenson exposent une vision manichéenne de l'homme, Jekyll étant souvent représenté comme un homme beau, intelligent et bon, Hyde étant un horrible fou, assoiffé de violence. Les versions vont petit à petit changer et inverser les rôles, comme dans Docteur Jerry et Mister Love de Jerry Lewis, où le laid Docteur Jerry se transforme en séduisant Mister Love.

On peut faire un rapprochement à Baudelaire pour qui « tout ce qui est beau et noble est le résultat de la raison et du calcul ». L'homme se doit de se différencier de la Nature, car l’homme naturel répond à ses instincts et à ses pulsions. Baudelaire le dit : « le mal se fait sans effort, naturellement, par fatalité ». C'est avec la vertu et le raisonnement que l’homme parvient à s'élever. Ainsi, on pourrait dire que le fou est celui qui n'a pas pu s'élever, qui est resté aux prises de la Nature et de ses pulsions, notamment meurtrières. Ainsi Mister Hyde répond aux instincts naturels de Jekyll, celui-ci ne pouvant les satisfaire sous sa forme humaine initiale.

On remarque que le Docteur Jekyll est une figure ambivalente : on nous le représente souvent comme un gentleman, un homme reconnu et apprécié. Mais il n’est pas parfait, il a des vices et la création de Hyde est un moyen pour lui de délaisser ses pulsions sur un autre afin de se déculpabiliser. Il est prêt à créer le mal, à le laisser prendre possession de son corps et à laisser en liberté un homme d’une grande violence. Il reste donc coupable de se retransformer infiniment en Hyde alors qu’il sait pertinemment que celui-ci est dangereux.
Dans Le Testament du Docteur Cordelier de Renoir, la culpabilité du docteur Cordelier-Jekyll est représentée par sa froideur et son inertie face aux incessants conseils de son notaire, celui-ci demandant au docteur de ne plus parler à cet individu, Mr Opale-Hyde, qui se montre violent. C’est à la fin que le notaire découvre que Cordelier et Opale ne font qu’un. Il apprend aussi que le docteur violait ses patientes après les avoir endormi. Dans le but de se débarrasser de ce vice, il créa Mr Opale afin de rejeter ses vices dans le corps d’une autre personne.
La culpabilité de Jekyll est dans le film de Renoir amené à son paroxysme. Jekyll est victime de sa morale et de son statut. Il est mis sur un piédestal par son entourage, qui voit en lui le grand médecin, honnête et intelligent. Il est bien difficile pour lui d’assumer le fait de n’être qu’un homme ne pouvant refouler ses pulsions malsaines. Pour Foucault, c’est à l’âge classique que la folie s’associe à la culpabilité, à travers les condamnations éthiques (Le monde correctionnaire, chapitre 3, Histoire de la folie à l’âge classique).

    1. Une folie ambivalente

La folie d’un personnage est parfois révélée à la fin du film, telle une solution qui vient expliquer les horreurs, les meurtres commis. Dans Psychose, c’est à la fin qu’on découvre le véritable coupable, le fou Norman Bates. Dans Shutter Island, le retournement de situation à la fin du film est la découverte de la folie du personnage principal. Mais souvent le fou n’est pas aussi fou qu’on le croyait.

Nous avons vu qu’avant 1940, la figure du fou était associée au meurtre et était surtout présente dans les films d’horreurs et fantastiques. Le fou était reconnaissable autant sur le plan moral que physique. Dans les années 40, tout change. Le fou se cache, dissimulé derrière un homme comme nous. L’inconscient devient alors plus « à la mode » pour expliquer les actes d’un homme que la volonté de Dieu ou la volonté humaine. Le film d’Hitchcock, La maison du docteur Edwardes, regroupe tous les thèmes importants de la folie : schizophrénie, inconscient, passé qui ressurgit, … Le héros, John Ballantine, comprend qu’il est amnésique mais pas fou, c’est son passé qui le hante et qui la amené à croire qu’il a tué le vrai Docteur Edwardes dont il a usurpé l’identité. Le héros n’est donc pas le fou (qu’il se croyait être) et auquel le spectateur croyait.

Une question s’impose alors : qui est le véritable fou ? Dans Full Metal Jacket, la question se pose entre deux personnages, le soldat Baleine, fragile recrue qui finit par tuer le second et se suicider, et le Sergent instructeur Hartman qui harcèle le premier.

La figure du fou se veut donc plus ambivalente, la folie chez les personnages n’est plus suggérée sous des regards exorbités ou des mutilations corporelles. Un homme à tous points de vue « normal » peut être amené à commettre un acte de folie, comme le héros de Match Point, jeune cadre dynamique qui tue sa maîtresse. De plus, ce type de fou se veut plus dangereux, plus intelligent et parvient à berner les gens comme le pasteur de La Nuit du Chasseur.

Enfin, certains personnages se font parfois passer pour fou comme dans Vol au dessus d’un nid de coucou ou Vertigo. Thème important du baroque, la folie de l’homme révèle la folie du monde. L’homme sait qu’il vit dans un monde faux où tout est illusion. Dans de nombreuses histoires baroques, l’homme s’amuse à jouer, à se déguiser en fou afin de découvrir la vérité. C’est le cas de Hamlet, œuvre de Shakespeare, maintes fois reprises au cinéma. Hamlet se fait passer pour fou afin de découvrir la vérité sur la mort de son père.

La folie est donc ambivalente au cinéma comme dans la vie réelle. On peut citer le cas d’Antonin Artaud, devenu fou à la fin de sa vie et qui a notamment subit des électrochocs. Dans sa pièce radiophonique Pour en finir avec le jugement de Dieu, il semble être totalement fou, à travers une forme de puérilité lorsqu’il crie « caca », « Je ne suis pas fou ! ». Il semble donc fou en apparence et dans ses propos mais il y a une réelle ambiguïté car il fait part de réels propos philosophiques. Il déclare que pour libérer l’homme, il lui faudrait un corps sans organes. C’est une idée qui se rapproche de l’envie de faire évoluer l’homme dans la philosophie en général, comme chez Nietzsche et son surhomme.

    1. Des lieux d’enfermement

La folie au cinéma induit souvent un enfermement du personnage, que ce soit dans sa psychose ou dans un asile.

Avant tout, il est nécessaire de rappeler l’importance du cadre. En effet, au cinéma, les personnages sont eux-mêmes enfermés dans un cadre. En cela il y a un lien avec la peinture et la photographie. On peut affirmer que le cinéma l’a travaillé davantage, en convoquant les concepts baziniens : la présence d’un cadre dans l’image (ou surcadrage) est toujours là pour rappeler qu’on est au cinéma. C’est un parti pris esthétique, la plupart des films traitant de la folie réfléchissent au travail sur le cadre.

Beaucoup de films se déroulent dans les asiles, lieux types d’enfermement, comparés à de véritables prisons. Au cinéma, l’asile est souvent à l’image du réel. Les conditions de vies sont difficiles et les malades sont traités comme des bêtes. Les médecins sont inquiétants et l’infirmière est une matrone sévère et intransigeante. C’est pourquoi le ou les malades tentent souvent de s’en échapper.
Dans Vol au dessus d’un nid de coucou de Milos Forman, le personnage principal, Randle P. McMurphy, interprété par Nicholson se fait passer pour fou afin d’éviter la prison. Il est donc envoyé à l’asile qui se révèle rapidement être une prison où l’infirmière en chef Miss Ratched régit d’une main de fer son hôpital. Mc Murphy tente de révolutionner cet univers.
Le film dénonce les mauvais traitements utilisés sur les malades et prône leur réinsertion au sein de la société. En effet, Mc Murphy organise une sortie en mer, une fête alcoolisée où il invite des femmes et milite pour avoir le droit de regarder un match de football. Des actions qui ont pour but d’insérer les malades dans la société, de leur faire faire des choses propres au quotidien.

Les asiles sont aussi comparés à des prisons car on y enferme des gens non malades mais qui posent problème à la société. On trouve les fondements de cette caractéristique au cours de l’Age Classique. Foucault l’écrit : « L’âge classique a neutralisé ceux que nous distribuons entre les prisons, maisons de corrections, hôpitaux psychiatriques ou cabinets de psychanalyse ». Dans L’Echange de Clint Eastwood, l’héroïne tente de retrouver son fils perdu et dénonce les méthodes policières. Elle est donc enfermée dans un asile par la police afin de la faire taire.

D’autre part, l’enfermement est aussi extérieur à l’asile. Dans Shining, c’est aussi au sein de l’hôtel installé sur un ancien cimetière indien que se déclenche la folie de ses gardiens.



C – 2 expériences troublantes : Shining et Mulholland Drive.

Le choix s'est porté sur deux films emblématiques, même si d'autres exemples auraient pu être intéressants. Le lien entre la folie et le cinéma se fera dans cette sous-partie par l'intermédiaire du spectateur. En effet, ces deux films en plus de traiter sur le fond d'une certaine forme de folie, arborent une structure désorganisée et des éléments de mise en scène singuliers. Cela créée une atmosphère de folie malsaine qui bouleverse la réception du spectateur alors sans repères.

Il existe d'ailleurs dans le discours de la réception un vocabulaire du doute qui résonne étroitement avec notre thématique.
1 Sur les jaquettes des DVDs > Mulholland drive : adjectifs « violent, troublant (…) envoutant ».
> Shining : « folie meurtrière ».
2 Sur Internet > nombreux forums qui proposent une lecture « possible » du film (Fan page Mulholland Drive par exemple).
3 Dans la théorie > En dépit de nombreux efforts de théorisation des films, les auteurs restent souvent dans une impasse intellectuel.
En ce qui concerne Shining, Jordi Vidal ( professeur d'université) dans traité d'un combat moderne parle « d'histoire invraisemblable mais vraie », et d'autre part de « questions posées après la projection qui restent sans réponse » qui posent problèmes.
Le cas de Mulholland drive est plus symptomatique de ce phénomène de non-conceptualisation : dans une étude collective consacrée au film, l'article de Yves-Jean Harder explique qu'on ne peut qu 'émettre des « hypothèses ». On se trouve devant une oeuvre qui « déconcerte », car rien n'y est jamais précisé explicitement. « Toute tentative d'interprétation reste extérieure au film ».

Shining :

- paradoxe entre lents travellings (avec le procédé du steadycam) qui apporte une fluidité singulière du mouvement (renvoie aux circonvolutions du cerveau, et donc au thème du labyrinthe) et le traitement des visions par le plan-fixe.
- modification de notre perception de l’espace : détails modifiés (lumière artificielle, désynchronisation entre miroir et personnage…)
- Thème de fond : la folie ; personnage principal va sombrer dans la folie, Jack va tenter de tuer sa femme et son fils (jeu d’acteur de Nicholson).
Ambigüité concernant les visions.
- Film parsemé d’images symboliques qui renvoient au fantomatique, à la hantise, à la magie (transmission de la folie peut renvoyer au locataire). Magie présente dès le début avec le shining, et le cimetière indien (relève les angoisses de l’américain face au génocide amérindien). Hallucinations sont au début le privilège du garçon et va contaminer finalement tous les personnages. Indécision, on ne sait pas si on situe dans un film fantastique, un film de fou…
-le travelling final sur la photographie (personnage ancré dans un autre temps que le sien) remet tout en cause. Citation de Kubrick, « il fallait une fin que le public ne put prévoir ».


Mulholland drive de David Lynch (2001) :

  1. histoire, Los Angeles. Rita (amnésique) a eu un accident et va rencontrer Ruth (une star de cinéma). L’intrigue va prendre une tournure presque policière sur l’identité de Rita.
  2. ¾ du film, redistribution des rôles. Le conflit central ne se dénoue pas, au contraire il se complexifie. Le spectateur ne peut pas envisager une explication logique à ce trou (cette béance) narratif. D’autant plus que Lynch ne donne pas de précisions explicites mais surcharge d’indice la trame première.

Les réalisateurs ont pris soin de ne pas répondre à nos attentes, nos habitudes de spectateur.
Lorsqu'on va au cinéma, on est susceptible d'attendre une histoire (peut-être une continuité, linéarité) qui s'enchaine de façon logique selon le schéma général d'une trame puis d'une résolution. Si ces deux films s'organisent autour d'une trame, le spectateur ne peut finalement pas trancher sur ce qu'il voit. Ce phénomène est redoublé par les réalisateurs, qui ne s'attardent pas dans les interviews à dévoiler quelque chose. Ils cultivent l'ambiguïté, l'indécision, le doute compris dans l'image.

La folie et le cinéma se rencontrent ici car la perception du spectateur reste ouverte et lacunaire. On voit ici que le cinéma est capable (parce que ce sont des images et non de l'écrit) de suggérer de nouveaux types d'expériences sensorielles.

L'exploration du thème de la folie au cinéma prend une nouvelle orientation à partir des années 1940 où il va être traité dans sa dimension révélatrice quant au mal humain, à commencer par celui de l'individu. L'inconscient est dès lors une option à laquelle les cinéastes ont de plus en plus recours pour expliquer les actions déviantes d'un personnage et font de moins en moins appel à la seule volonté qu'elle soit humaine ou divine. Ainsi l'archétype du maniaque sexuel ne s'incarne plus sous les traits d'un salaud ou d'un monstre mais est dépeint comme un homme malade et pathétique. Dans le film M le Maudit, une scène essentielle du film montre l'homme évoquer le mal qui le tourmente et contre lequel son libre-arbitre ne peut rien.
A partir des années 70, un glissement progressif s'opère vers la banalisation de la folie, sur son caractère universel et l'exploration des maladies mentales moins spectaculaires comme la dépression, dans le travail cinématographique. Un nombre croissant de films met en scène des personnages ordinaires atteints de troubles tels que la dépression comme c'est le cas dans plusieurs films de Woody Allen. C'est à cette même époque que les cinéastes se penchent sur la question du poids de la société sur les individus et leurs névroses, ce qui implique dès lors une problématisation de la notion de normalité et une interrogation portant sur l'autorité que détient la société à exclure les individus déviant de son modèle normatif. C'est sur cette question que portent des films tels que Thelma et Louise ou Le Lauréat dans lesquels les protagonistes de l'intrigue décident de changer radicalement de façon de vivre, ce qui exprime une remise en question du mode de vie que propose la société moderne et sa capacité de combler les individus à qui il est présenté comme le modèle du bonheur par excellence.
Dans Le Locataire c'est bien ce rapport conflictuel que l'individu entretient vis-à-vis du collectif qui est traité par Roman Polanski. Le personnage principal incarné par le cinéaste emménage dans un vieil immeuble parisien où il côtoie une population petite bourgeoise qui lui fait un accueil froid lorsqu'il s'installe dans son petit appartement miteux. Le locataire est un personnage discret, poli et aimable qui, confronté à une communauté dont il diffère tant par son tempérament que par son origine polonaise, va chercher dans les premiers temps à trouver sa place en se conformant autant que possible aux exigences de la collectivité qui l'entoure. Cela passe par un enchainement de concessions bénignes qui, par leur accumulation progressive, lui pèsent au point de remettre en question sa propre singularité. Car les accommodements qu'il se trouve contraint de faire concernent l'ancienne locataire de l'appartement, Simone Choule, à laquelle Trelkovsky n'a de cesse de se voir reprocher de ne pas assez ressembler. Ainsi dans le café, ce dernier apprend qu'il est assis par inadvertance sur la place qu'avait l'habitude de prendre Simone Choule, se voit servir un chocolat qu'il n'a pas commandé ou encore des Marlboro à la place des gauloises qu'il demande, autant de produits que la jeune femme avait pour habitude de consommer en ces lieux. Croyant adopter une attitude propice à la réussite de son intégration au sein de sa nouvelle communauté, Trelkovsky ne fait qu'accompagner le processus de renfermement d'un véritable piège sur lui. Car la faune citadine qui l'encercle se montre toujours plus avide de brimades et de réclamations à son encontre: le voisin tape contre les cloisons pour lui signifier qu'il fait trop de bruit, son appartement est cambriolé, même ses propres amis qu'il convie à sa pendaison de crémaillère se conduisent en véritables sagouins. Si face à cette populace qui l'oppresse de toute part Trelkovsky tente de se rebiffer, il est déjà trop tard: toutes ses tentatives de résistance contre la pression du collectif se soldent par des échecs, qu'il s'agisse de s'expliquer avec la concierge qui refuse de communiquer avec lui ou de fuir son appartement vers lequel une collision avec une voiture entraine son rapatriement. Ces déconvenues à répétition et l'atmosphère suffocante de son immeuble où le locataire se sent cerné le font progressivement basculer dans un état de paranoïa qui évolue vers un état proche de la schizophrénie à partir du moment où, ne pouvant plus trouver d'issue à la situation dans laquelle il est mis, Trelkovsky envisage une métamorphose en Simone Choule comme une stratégie de survie en ce milieu hostile. Cette assimilation radicale constitue une double-violence puisqu'il s'agit à la fois d'une négation de sa personne et d'une castration. La pression sociale exercée à l'encontre de l'individu non conforme au modèle collectivement admis l'accule ici à la négation de soi avant d'aboutir à une annihilation totale de sa personne que constitue son suicide final: ici l'individu n'est pas absorbé dans le collectif au prix de quelques concessions, il est broyé par celui-ci faute d'être intrinsèquement indésirable au regard de la communauté. C'est ainsi que l'on peut entendre la phrase de cette femme dans la cohue qui assiste à la défenestration du locataire: "j'ai toujours su qu'il n'était pas normal" signifie qu'il ne remplissait initialement aucun des critères requis pouvant permettre son intégration dans la collectivité, aux yeux d’icelle.
On peut rapprocher ce film de la pièce Huis clos de Jean-Paul Sartre à propos de laquelle le philosophe disait en substance ceci: " les autres sont au fond ce qu'il y a de plus important en nous-mêmes. Quand nous pensons sur nous (...), nous usons des connaissances que les autres ont déjà sur nous, nous nous jugeons avec les moyens que les autres nous ont donnés de nous juger". Si trelkovsky sombre dans la démence, c'est parce qu'il multiplie d'abord les concessions en faveur de la collectivité et au détriment de sa propre individualité par timidité, par manque de fermeté et d'intransigeance vis-à-vis de son moi propre. Ce recul constant face à l'exigence du modèle collectif étouffe jusqu'à l'atrophie son moi au point de lui substituer celui de l'ancienne locataire avant de finalement l'anéantir par le suicide. Le regard hostile que lui jettent ses pairs ne revêt aucun fondement rationnel puisque Trelkovsky est à la base une personne affable, bienveillante et humble. Le déraillement d'un individu est provoqué par une contamination pernicieuse du mal collectif qui se traduit par une confusion de l'identité dont l'ampleur s'accroit jusqu'à ce dénouement tragique. Face à la folie collective, l'individu sain est perverti, annihilé, broyé. En pointant ainsi le poids de la société sur l'équilibre mental individuel, le cinéma relativise la notion de folie en ébranlant le critère de normalité par rapport auquel cette notion s'établit à la faveur du collectif. Cette problématisation du curseur normatif fait écho à la pensée esthétique baroque qui emploie le thème de la folie pour évoquer la vision tourmentée d'un monde où, contrairement aux apparences, rien n'est stable, tout fluctue, où l'univers est une somme de choses en perpétuelle évolution: la folie révèle l'instabilité voire le chaos du monde. Cela implique un questionnement du regard du spectateur dont les repères sont remis en question et qui est amené à s'interroger sur la façon dont il perçoit la folie et sur la façon dont les conventions pèsent sur cette perception.

III

Folie et rêve depuis Descartes

Pour aborder cette partie, il nous faut revenir sur Descartes et sa pensée, parmi les plus influentes de la première moitié du XVIIe siècle.
L’auteur des Méditations note les différents types d’erreurs dans lesquels l’homme qui pense peut sombrer. Il intègre folie et rêve à ces types d’erreurs.
Dans sa première méditation, Descartes distingue pourtant la folie du rêve. Il affirme que l’on peut se mettre à la place du songeur pour douter, mais il reste impossible d’être fou, car la folie est condition d’impossibilité de la pensée ; la folie est exclue par celui qui pense (le sujet).
Descartes sépare donc clairement les deux. Cette dichotomie cartésienne résonne dans les sociétés occidentales durant le siècle suivant.
En effet, le XVIIIe siècle est marqué par cette survivance du partage éthique de la raison et de la folie; il y a nécessité de la raison. Pour Foucault, il faudra attendre pour voir surgir la possibilité du philosophe-fou, notamment avec la figure de Nietzsche. A l’âge classique, on prend véritablement conscience de la folie et le seul but est d’éliminer l’asocial, l’élément hétérogène, celui qui fait « scandale » dans une société « homogène », « vertueuse ». Il y a partage entre le monde du bien (raisonné, chrétien) et le monde du mal (comprenant asociaux, athées, malades, furieux... Dans un univers que Foucault dénonce comme « monde uniforme de la déraison »).
La deuxième moitié du XIXe siècle réserve un « accueil » à la folie. Nous avons évoqué la figure de Nietzche (mort de Dieu, possibilité du philosophe-fou évoquée plus haut), mais c’est surtout la naissance de la psychanalyse par Joseph Breuer puis surtout Freud (qui écrit en 1896 « l’Esquisse d’une psychanalyse scientifique »), qui permet d’associer folie, rêves et société. Le patient ne va plus nécessairement à l’asile, mais dans un autre endroit clôt, le cabinet du psychanalyste. Pour Freud, il existe de véritables analogies entre rêves et troubles psychiques (notamment l’idée que le sujet perçoit des idées qui lui sont étrangères et dont il ignore l’origine). L’interprétation des rêves est, pour lui, « la voix royale à la connaissance de l’inconscient ». Il faut interpréter le contenu pour découvrir le sens caché du rêve, qui reste la réalisation d’un désir.
C’est ici qu’un problème se pose. Le désir chez Freud est toujours associé au phallus et/ou à la figure du père et de la mère.
En 1972, Gilles Deleuze et Félix Guattari écrivent l’anti-Œdipe, qui propose une alternative majeure à la psychanalyse freudienne. Il y en eut auparavant. Le livre contient l’épisode de l’ossuaire de Jung (celui-ci parle à Freud de son rêve d’ossuaire, ce dernier ne retient que l’idée d’os –au singulier- et l’interprète comme le désir de Jung de voir une personne de son entourage mourir). Voilà ce que Deleuze reproche à la psychanalyse : le manque d’ouverture, l’interdiction de la multiplicité, l’aspect réducteur de chaque interprétation. Il dénonce page 363 la réinterprétation du mythe et de la tragédie en fonction du rêve : « ils sont restreints à la subjectivité du rêve ». Page 428, il note son envie d’entrer dans le cabinet du psychanalyste et d’affirmer en ouvrant la fenêtre : « ça sent le renfermé, un peu de relation avec le dehors ! » Dans l’Abécédaire par Claire Parnet, il réaffirme l’idée que l’inconscient n’est pas un théâtre dans lequel Hamlet et Œdipe rejouent éternellement la même pièce. Il est plutôt usine à production. C’est une machine à agencements. Ainsi, le désir ou délire (qui est son équivalent) ne portent pas sur la petite famille, sur « papa-maman », mais sur le monde entier, les tribus, les races, l’histoire, la géographie…C’est « l’investissement inconscient d’un champ social historique ».

C’est ici que je souhaite revenir au cinéma, plus particulièrement sur le cas Shining. Il semble que les propos deleuziens résonnent dans l’œuvre de Kubrick. Je ne dis pas que le cinéaste a lu l’anti-Œdipe et souhaité l’appliquer dans une œuvre filmique, et ce n’est certainement pas le plus important. Ce qui prime est l’idée d’interférence, d’idée commune, traitée, bien sûr, différemment. L’idée d’interférence est chère à Deleuze. Dans un texte paru dans Deux Régimes de fous, d’après des propos recueillis par Serge Daney, le philosophe évoque une idée qu’il reprendra cinq ans plus tard lors d’une conférence à la FEMIS : « qu’est-ce que l’acte de création ». Il y évoque la belle rencontre entre deux auteurs, Dostoïevski et Kurosawa, et leurs personnages « en urgence, mais qui s’arrêtent car conscients d’un « problème plus important ». Que Kurosawa « adapte ou non Dostoïevski devient très secondaire ». C’est la même idée que je souhaite développer ici. Au concept deleuzien répond donc le problème de Kubrick (pour reprendre des termes chers à Deleuze). Ce problème réside dans la mise en place formelle et narrative du délire de plusieurs personnages : folie furieuse du père et étranges visions de la mère.

A partir de « redrum »
Danny inscrit « redrum » à l’envers sur un miroir puis répète le mot inlassablement ; sa mère est endormie sur le lit, se réveille brusquement et découvre, horrifiée, le mot « murder » grâce à un miroir ; le père intervient en défonçant, furieux, la porte de la chambre avec une hache.
Pendant vingt minutes, Kubrick propose, par un montage alterné, un parcours entre rêve, folie et réalité.

Non à la « petite affaire privée », un délire est plus multiple, plus grand !

Mon approche de la folie concerne bien sûr le personnage de Jack Nicholson. Nous assistons tout au long du film à sa chute psychologique. L’intérêt est de démontrer que son délire n’est pas simplement lié au confinement, au problème de la page blanche, ou à la haine de « sa petite famille ». J’insiste sur l’idée de petite famille afin de convoquer Deleuze : non à la « petite affaire privée », un délire est plus multiple, plus grand !
Nous savons par le récit que l’hôtel est bâti sur un ancien cimetière indien. « Il a fallu repousser quelques attaques d’Indiens pour finir les travaux » annonce le personnage-guide au début du film. Plus tard, lors d’une discussion avec le cuisinier Halloran, Danny demande s’il y a quelque chose de mal dans ce lieu. Après quelques secondes d’hésitation, celui-ci lui répond : « quand quelque-chose se passe ca peut laisser des traces, comme sur la neige ou, disons, comme lorsqu’on laisse brûler un toast, tu vois… Peut-être que des événements passés peuvent laisser d’autres genres de traces, non pas des traces que tout le monde peut voir mais que seuls ceux qui ont ‘le shining’ peuvent voir ». Il me semble que ces dialogues sont capitaux pour une nouvelle exégèse du film. Nous avons évoqué précédemment l’idée d’un refoulement. Je souhaite développer, à travers l’anti-Œdipe, l’idée d’un délire-monde, délire-histoire, délire-géographie…
Dans la dernière séquence, la folie de Nicholson sur ces « terres indiennes » se confronte à un élément esthétique d’une importance fondamentale. A mon sens, le son est l’élément moteur de la logique que je souhaite développer. Des chants indiens résonnent dans le cadre, véritables sons-fantômes surgissant dans cette fureur. Il s’agit pour moi d’avancer cette « interprétation anti-œdipienne » : un Américain délire son histoire, ici le génocide et le non-respect des traditions d’un peuple presque éteint.
Le travelling final nous fait découvrir la figure de Nicholson au premier plan d’une photographie d’un bal du 4 juillet datant de 1921, dans ce même Overlook Hotel. Dernière image (peut-être image-cristal, le cadavre de Nicholson faisant face par le montage à son soi virtuel - ?-) convoquant à nouveau l’idée de trace, mais cette fois-ci au sens de Roland Barthes, le « ça a été » de la photographie. L’Amérique traine ses maux et n’en finit pas avec la part sombre de son histoire.

La séquence présente également Nicholson dans un véritable devenir, précisément d’un devenir-animal et devenir-monstre. Dans le labyrinthe, le personnage crie, puis, à mesure que le corps prend froid et /ou que la folie arrive à son paroxysme, le langage s’efface, s’éteint jusqu’à ce qu’il exprime des cris bestiaux.
Ce devenir-monstre m’intéresse dans son caractère proprement cinématographique. Idée de montrer, de « monstration ». Je cite à nouveau Foucault. Dans le chapitre V, « les insensés », il note que l’âge classique présente les fous au monde comme des bêtes de foire : « les fous restent des monstres, c'est-à-dire des êtres ou des choses qui valent d’être montrés ». « La folie devient pur spectacle », ajoute-t-il.
Il se dessine dans Shining un faisceau dans lequel cinéma, monstre, folie et monstration tissent des liens particuliers.


Ajoutons également l’animal, et c’est avec lui que je finirai cette partie. Toujours chez Foucault, l’animal prend une place particulière dans l’histoire de la folie. Outre la force animale qu’il décrit dans ce même chapitre (les fous développent une résistance au froid, aux sévices… grâce à cette force animale), c’est davantage la perception qui se fonde durant l’âge classique et dont nous héritons qui m’intéresse : « la peur animale accompagne, avec tout son paysage imaginaire, la perception de la folie ».
J’ai évoqué la présence de l’animal, voire du monstre lié à la folie du personnage de Nicholson, mais elle apparait aussi dans le caractère onirique de la séquence, également très prononcé.
L’ambivalence folie/rêve se prolonge à travers plusieurs motifs. Le personnage de la mère est, au début de cette séquence, assoupi. Son réveil brutal par les cris de son fils laisse planer un doute : sommes-nous dans son rêve ? Plusieurs motifs nous interpellent :
  • Son éveil après un repos pendant lequel elle semble apaisée, dans un sommeil profond.
  • Les couleurs : le bleu de son peignoir est enveloppé par la couleur des murs qui l’entourent.
  • Enfin, et surtout, la présence dans une chambre, près d’un lit, d’une figure animale dans une position sexuelle, « les fesses à l’air ».
Nous connaissons l’importance de l’animal dans l’interprétation des rêves. Sa présence dans une chambre et l’indice sexuel dénoncent la dimension onirique de ce passage.
Ici, point d’analyse freudienne sur le refoulé sexuel (on peut imaginer le peu de relations sexuelles du personnage, et l’animal-peluche dévoilerait une angoisse remontant à SON enfance…)
Il s’agit plutôt d’évoquer la production d’inconscient du personnage. « L’inconscient, vous devez le produire », trouve-t-on dans Dialogues, de Claire Parnet et Gilles Deleuze. Le personnage est dans un « devenir-enfant », le montage alterné et l’activité de la mère vont clairement dans ce sens. Dans l’Abécédaire, Deleuze définit le désir : il est construction d’ensembles. Ce n’est pas un traumatisme qui resurgit, mais un traumatisme qu’elle vit par ce devenir-enfant-animal-chambre.
Il semble que les liens qui unissent folie, rêve et animalité ne soient pas cloisonnés. Nous affirmons ici qu’ils s’entremêlent, se meuvent, interagissent. Je rappelle ici les propos de Kevin concernant l’envoutement du spectateur, et je les appuie par l’idée d’un perpétuel mouvement.
Si nous trouvons encore aujourd’hui sur les forums de multiples interprétations plus ou moins grotesques, c’est que le film semble toujours s’ouvrir un peu plus. Nous évoquions au début de notre travail la préface de Foucault, sur le mouvement, la répétition, la « non-maitrise totale » d’un auteur sur son œuvre. Nous retrouvons cela dans les grands films. Une dernière citation de la préface me permet de clore cette partie ; citation qui, bien sûr, joue autant pour l’œuvre de Foucault que celle de Kubrick et de tous les grands auteurs.
« Quant à la nouveauté, ne feignons pas de la découvrir en lui, comme une réserve secrète, comme une richesse d’abord inaperçue : elle n’a été faite que des choses qui ont été dites sur lui, et des évènements dans lesquels il a été pris ».


Tout au long de cette première approche du rapport entre le cinéma et la folie, nous avons cherché à confronter l'art cinématographique et le vaste sujet de la folie à travers les aspects esthétiques, philosophiques, psychologiques et sociaux qui ont imprégné la réflexion féconde qu'ont entretenue artistes, théoriciens et philosophes sur ces thématiques. Pour ce faire, nous avons d'abord relevé les différents motifs propres à la folie que le cinéma a exploités et la façon dont ce traitement cinématographique a évolué au cours de l'histoire du cinéma et en fonction des réflexions esthétiques que la pensée artistique occidentale a développées à ce sujet au fil des siècles, constituant l'héritage sur lequel l'art cinématographique a élaboré diverses formes propres à l'exploitation de la thématique de la folie. Nous nous sommes ensuite appuyés sur des films tels que Le Locataire ou Mulholland Drive pour étudier la façon dont le thème de la folie permet au cinéma de traiter les rapports complexes et conflictuels entre l'individu et le collectif au sein de la société ainsi que les questionnements que suscite une telle démarche dans le rapport que le spectateur entretient avec les films qu'il voit et la société dans laquelle il évolue. Enfin nous avons élaboré une synthèse de ce que la philosophie occidentale a conceptualisé dans le cadre d'une pensée de la notion de folie avant de procéder à une analyse du film The Shining visant à relever les échos que le métrage de Stanley Kubrick ne manque pas de faire vis-à-vis des réflexions qu'ont nourries les philosophes dont nous avons abordé la pensée.
Cette étude que nous avons réalisée sur le rapport entre cinéma et folie nous montre qu'au delà des évolutions formelles qu'a induites l'exploitation de la thématique de la démence dans le langage cinématographique, le cinéma a non seulement servi de matière de réflexion à de nombreux philosophes et psychanalystes mais a également contribué à interroger l'ensemble de la société quant aux repères que constituent les principes déterminant la façon dont elle fonctionne; le cinéma touche une audience large dans l'ensemble des couches de la société, ce qui implique une incidence dans la façon dont les masses perçoivent la place qu'elles tiennent en son sein. Si le cinéma des premiers temps cherchait avant tout à capter le réel dans la perspective d'offrir un témoignage de ce que fut la société dans laquelle le cinématographe émergea, le perfectionnement des dispositifs techniques ainsi que les réflexions qui découlèrent des expérimentations cinématographiques diverses au cours de son histoire amenèrent le cinéma à modifier ses perspectives pour embrasser un autre dessein. Du statut d'outil cherchant à garder une trace du réel à titre didactique, le cinéma a évolué vers une discipline artistique cherchant plus à penser le monde qu'à le représenter de façon naturaliste. La pensée que nourrit l'art cinématographique dans la façon de représenter le monde lui confère nécessairement une influence sur les masses qu'elle touche de façon plus universelle qu'’aucun autre art avant lui. Ainsi la façon dont le cinéma traite la folie a une incidence sur la perception que les spectateurs en ont, qu'il s'agisse du regard porté sur le cas de démence individuelle ou de celui porté sur les névroses collectives. Par cette dimension cathartique le cinéma n'est plus seulement un témoin de la folie, aux échelles individuelles ou collectives, mais joue certainement un rôle contributeur dans le questionnement que pose à la communauté des hommes la notion de folie qui en dit beaucoup à la société sur ce qu'elle est ou ce qu'elle veut être.
Cette hypothèse d'un cinéma acteur de l'évolution des mœurs, de l'état d'esprit, de l'idéal d'une société pose dès lors le problème de la place du cinéma dans une société de surexposition de l'image. Dans un ouvrage intitulé La culture du narcissisme, Christopher Lasch décortique les mécanismes de la société moderne et le rôle qu’y tiennent les médias dans le développement des névroses narcissiques chez un nombre croissant d’individus, et voilà ce qu’il dit à propos de l’image filmique : « Nous vivons dans un tourbillon d’images (…) qui interrompt l’expérience et la rejoue au ralenti. (…) Les caméras et les machines à enregistrer ne transcrivent pas seulement le vécu, elles en altèrent la qualité, donnant à une grande partie de la vie moderne le caractère d’une énorme chambre d’échos, d’un palais des miroirs. La vie se présente comme une succession d’images ou de signaux électroniques, d’impressions enregistrées et reproduites par la photographie, le cinéma et des moyens d’enregistrement perfectionnés. La vie moderne est si complètement médiatisée par les images électroniques qu’on ne peut s’empêcher de réagir à autrui comme si leurs actions – et les nôtres –étaient enregistrées et transmises simultanément à une audience invisible ou emmagasinées pour être scrutées plus tard ». Ainsi donc, le cinéma ne se contente plus de retranscrire la folie ni de la penser mais il prolonge son rapport à la folie jusqu’à apporter sa contribution au développement des maux qui affectent les consommateurs d’images boursouflés de troubles narcissiques que sont les personnes évoluant dans les structures établies par la société de consommation ou société du spectacle selon le titre du célèbre ouvrage de Guy Debord.





2 commentaires:

  1. Je viens de découvrir votre blog, les articles sont vraiment super !
    Ces analyses sont géniales pour étoffer mes disserts :)
    Je suis en prépa, et passionnée de cinéma et les références sont vraiment de qualité.
    Merci !

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  2. Bonjour,

    Je me permets de vous faire part de la sortie de mon nouveau livre qui peut, je pense, vous intéresser.

    Ci-joint également le lien vers mon premier ouvrage, toujours sur la thématique de la folie au cinéma.

    Bien à vous et bonne journée!

    Nathalie Faucheux

    https://www.morebooks.de/store/fr/book/le-cinema-comme-outil-therapeutique/isbn/978-3-8381-8230-8

    http://livre.fnac.com/a3477881/Elie-Hantouche-Le-Journal-de-Lea




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